La légende de Phou Thao & Phou Nang

par | Nov 26, 2020 | Carnet de voyage

Mythes et Légendes de Luang Prabang

Il y a longtemps de cela, une forêt faisait parler d’elle de par les rumeurs qui se chuchotaient tout bas à travers la contrée. On disait que ce territoire était habité par une ogresse impitoyable, avide de sang et de chair fraîche, et ceux qui s’y égaraient n’en sont jamais revenus. Mais bien que fondées, ces rumeurs n’empêchaient pas les curieux d’y accéder.

Un jour, un jeune homme prénommé Phoutthaséne, voyageur venant d’une autre province, était à court de vivres. Il n’avait pas d’autre choix que de partir à la chasse et, se retrouvant par hasard près de cette forêt, décida d’y aller.

Mais à ce moment-là il n’était pas le seul à parcourir les lieux à la recherche de nourriture…

Debout, atteignant la hauteur des arbres et surplombant le paysage, une forme monstrueuse, imposante et hideuse l’observait de loin. Il avait l’air différent des chasseurs qui avaient l’habitude venir piétiner ces terres. Curieuse, l’ogresse prit aussitôt l’apparence d’une magnifique jeune femme et alla à sa rencontre.

” Que venez-vous faire dans la forêt? lui demanda-t-elle. ”

Surpris de voir une jeune femme au milieu de cet endroit et déjà subjugué par sa beauté sans pareil au moment où il s’est tourné vers elle, Phoutthaséne reprit vite ses esprits avant de lui répondre :

” Je viens de loin, et mes dernières réserves sont épuisées… Je pensais trouver quelques vivres en m’aventurant dans cette forêt avant de reprendre la route. ”

Il remarqua qu’elle était intriguée par le sac qu’il tenait dans la main. Sans attendre, il l’ouvrit et lui montra son contenu. Son sac était rempli de petites baies qu’il avait cueilli en chemin, et comme il était de nature aimable, il n’hésita pas à lui en proposer.

Emue par son honnêteté et touchée par tant de générosité, elle accepta avec le sourire.

Assis près d’un petit cours d’eau, ils firent connaissance tout en mangeant et discutant ensemble. Il apprit que la jeune femme se nommait Kouang Hi et qu’elle vivait seule dans la forêt, sans parents et sans famille.

Appréciant la compagnie du jeune homme, elle lui proposa :

” Pourquoi ne pas rester dormir ? Il se fait tard, les nuits sont fraîches et dangereuses par ici. ”

Voyant que le soleil commençait à se coucher, il accepta et la remercia pour son hospitalité.

A ce moment-là, aucun des deux ne se doutait que leur rencontre allait marquer le début de leur histoire d’amour.

Kouang Hi, finalement prise au piège de ses sentiments, ne put se résoudre à le dévorer comme elle en avait l’intention et continua à lui cacher sa vraie nature.

La nuit devint des jours, les jours devinrent des semaines, puis des mois…

Le temps passait et les deux jeunes gens menaient une vie paisible dans une grotte au pied d’une montagne, à l’abri de tout danger.

Cependant, il n’était pas rare pour elle de s’absenter pendant deux ou trois jours, le temps d’aller cueillir des fruits dans la forêt. Elle insista sur le fait qu’elle pouvait y aller seule car elle connaissait la forêt par cœur et qu’il n’avait pas besoin de la suivre.

Ne se doutant de rien, ce dernier avait aussi beaucoup à faire et se consacrait à ses tâches. Il préparait le feu, s’occupait du potager et prenait soin de replanter les noyaux de fruits qu’ils avaient mangé. Différents arbres fruitiers avaient commencé à pousser et peuplaient le pied de la montagne.

A chaque fois, la jeune femme ne revenait jamais les mains vides. Ses paniers étaient toujours remplis de fruits et de baies sauvages comestibles, et parfois aussi de gibiers, d’oiseaux et d’œufs.

Croyant aux bonnes aptitudes de sa bien-aimée pour grimper aux arbres et atteindre des endroits difficiles d’accès, Phoutthaséne ignorait qu’en vérité Kouang Hi reprenait sa forme originelle pour faciliter ses cueillettes. Et il ne s’imaginait pas que ses absences étaient en fait une excuse pour partir chasser et se nourrir de gibier. Les odeurs de sang et de viande crue que son corps dégageait étaient masquées sous des racines diverses, feuilles et fleurs qu’elle prenait soin de frotter sur la peau lors des baignades sous la cascade. Et bien souvent, elle n’avait qu’un petit appétit à son retour. Elle ne consommait surtout que des fruits et un peu de ce qu’il avait cuisiné pour elle, juste pour lui faire plaisir.

Aussi, si ce n’était pas elle qui s’absentait, c’était au tour de Phoutthaséne de partir vendre du gibier et des fruits au marché du village voisin. Avec ce qu’il gagnait, il alla acheter des habits et du tissus pour sa bien-aimée.

La traversée de la forêt et du grand fleuve lui prenait plusieurs jours. Le temps parfait pour permettre à Kouang Hi d’aller chasser de son côté. Lorsqu’il rentrait, elle était là, resplendissante de toute sa beauté, à l’attendre tranquillement.

Par une belle journée ensoleillée, alors que Phoutthaséne revenait du village voisin, il s’arrêta à l’ombre d’un flamboyant en fleurs pour se reposer avant de reprendre la route.

Soudain, il entendit deux voix et sentit des gouttes d’eau tombées sur son visage. Ouvrant les yeux, il leva la tête et s’aperçut qu’il s’agissait de deux petits oiseaux. L’un des deux pleurait à chaudes larmes, et l’autre essayait tant bien que mal de le réconforter.

” Elle est si cruelle… cette méchante ogresse n’a laissé aucune chance à nos chers petits… “

” Ooh ma chère… Nous n’aurions rien pu faire… Nous devrions peut-être quitter la forêt et fonder un foyer ailleurs… “

Curieux, le jeune homme se mêla à la conversation :

” Une ogresse ?! Mais de quoi parlez-vous ? “

 

” Celle qui habite la montagne, là-bas… “

répondit dame oiseau, en pointant du bout de son aile.

Son compagnon rajouta :

” Oui voyageur, n’as-tu jamais entendu parler de l’ogresse qui habite ces lieux ? Non seulement elle chasse sans pitié, nous autres, habitants de la forêt, mais elle trompe aussi les voyageurs perdus par sa belle apparence avant de les dévorer. Tu devrais faire attention toi aussi… “

Et sur ces mises en garde, le malheureux couple s’envola dans le ciel, laissant Phoutthaséne sans voix pendant un court instant. Il était confus. Avait-il bien compris ? La direction qu’ils indiquaient était celle de la montagne où il vivait avec Kouang Hi… Mais sans vraiment y croire, il ferma les yeux et continua à se rendormir…

A son retour, il ne put s’empêcher de repenser à ce qu’avaient dit les oiseaux. Plus il y songeait, plus cela suscitait sa curiosité et ses appréhensions grandissaient au fur et à mesure. Il décida d’en parler à Kouang Hi, mais celle-ci répondit qu’il ne fallait pas s’en inquiéter et qu’il n’y avait aucun danger.

Arrivé au jour des cueillettes, elle se prépara comme à son habitude avant de partir. Il l’aida également à rassembler les paniers vides. Mais cette fois-ci, au lieu de rester, il était décidé à la suivre secrètement.

Rien ne laissait présager ce qu’il allait découvrir, puisqu’au moment de se quitter, tout semblait d’ordinaire.

Mais c’est en traversant la forêt et en dépassant d’épais arbres plus loin que la vérité se révéla enfin à lui : sa bien-aimée, dont rien ne contestait son incroyable beauté, se mit à changer brutalement en une chose repoussante. La réponse à ses craintes était là, sous ses yeux. Il comprit et réalisa la véritable nature de Kouang Hi : elle était l’ogresse.

Et la scène qui se déroula ensuite sous ses yeux n’a fait qu’accroître ses peurs. Elle réussit à attraper un animal, le déchiqueta et le mangea sur place. Elle était si affamée et absorbée par l’odeur de chair crue qu’elle ne remarqua pas la présence du jeune homme qui avait assisté à tout depuis le début. Ce dernier, complètement horrifié, s’enfuit à toute vitesse.

En rentrant, elle fut étonnée du calme qui régnait dans la grotte où ils vivaient. Ne voyant pas son amoureux même aux alentours, elle continua à l’attendre jusqu’au soir. Quelque chose n’allait pas. Commençant à perdre patience, elle avait comme un mauvais pressentiment et décida de partir à sa recherche. Elle se transforma alors en ogresse et grimpa au sommet de la montagne pour regarder au loin, scrutant chaque recoin de la forêt, et commença à flairer.

La surprise était telle que ce qu’elle craignait le plus au fond d’elle : voir son bien-aimé s’enfuir.

Kouang Hi entra dans une fureur noire et se mit aussitôt à sa poursuite, détruisant tout sur son passage.

Ayant déjà fait un long chemin, Phoutthaséne s’arrêta un moment pour reprendre son souffle. Il entendit au loin son nom crié jusqu’à en perdre haleine, résonné à travers la forêt. Sentant qu’il n’y arriverait pas seul, il pria Thévada pour lui venir en aide.

Le hasard ou le destin a voulu qu’il rencontre un oiseau mystérieux perché sur un arbre. Celui-ci, d’un air bienveillant, lui donna un sac rempli de citrons.

” Si tu veux t’échapper, prends ces citrons et prononce ces mots avant de les lancer. Ils formeront une barrière de feu “

,lui dit l’oiseau avant de disparaître, laissant derrière lui une brise qui souffla à l’oreille du jeune homme des paroles d’une langue singulière.

Au risque d’être rattrapé par l’ogresse, Phoutthaséne n’avait pas d’autres choix que d’accepter. Il continua son chemin, tout de même rassuré d’avoir en sa possession quelque chose qui le protègerait.

Arrivé près du grand fleuve, il trouva par chance un radeau abandonné. Il s’apprêtait à monter dessus lorsqu’il entendit des hurlements stridents se rapprocher dangereusement. Il se retourna en cette direction. Les arbres tremblaient, tombaient sous le passage de l’ogresse qui ne tarda pas à sortir de la forêt.

Il aurait suffi de peu pour qu’elle réussisse à l’atteindre, mais il se remémora les paroles de l’oiseau, prit les citrons et murmura les mots sacrés avant de les lancer. Du feu jaillit soudainement de la terre, formant un mur qui s’érigea tout au long de la rive. Il en profita pour monter sur le radeau et commença à traverser le fleuve.

Atterrée, Kouang Hi se mit à crier, à hurler comme jamais, pleurant derrière cette barrière infranchissable où elle pouvait l’entrevoir. Elle était comme anéantie, non pas par le feu, mais par le désespoir qui emplissait son cœur. Voir son bien-aimé s’éloigner d’elle était sans doute ce qu’elle n’aurait jamais souhaité vivre.

Au milieu du fleuve, Phoutthaséne entendit encore les hurlements de l’ogresse. Des cris et des pleurs assourdissants qui commençaient à disparaître derrière les flammes. La fin semblait inéluctable.

Et pourtant, contre toute attente, cela créa une étrange émotion en lui. Il était accablé par le fait d’affliger une peine si immense à ce qu’a été auparavant la jeune femme dont il était tombé amoureux. C’est comme s’il ressentait une déchirure dans son cœur qui le poussait à choisir entre ses sentiments et ses peurs. Ne pouvant se résoudre à l’abandonner, il décida de faire demi-tour.

Revenu sur la rive, le feu s’était éteint et le corps de l’ogresse était étendu là. La douleur qu’il ressentit à cet instant précis était si forte qu’il se mit à pleurer. Ses larmes ne cessaient de couler. Il pleurait la mort de Kouang Hi, emportée par le chagrin. Il pleurait de tristesse et de regret. Il venait de comprendre qu’elle ne le poursuivait pas pour le dévorer. Il comprit enfin le sens de ses pleurs derrière les flammes. Il réalisa l’amour qu’elle lui portait et le vide qui subsistait désormais. Il s’abandonna à son tour au chagrin et mourut au pied de sa bien-aimée.

Témoin de cet amour véritable, Thévada fit un dernier acte : il échangea les places des deux amants et fit coucher Kouang Hi au pied de son bien-aimé Phoutthaséne.

Peu de temps après, les citrons poussèrent tellement sur le rivage qu’ils formèrent Had Mar Nao, ou la Vallée des Citronniers, et les corps des deux amants devinrent des montagnes connues jusqu’à présent sous le nom de Phou Thao et Phou Nang.

– FIN –

À savoir

Autrefois, nous arrivions à bien distinguer les montagnes Phou Thao et Phou Nang à Luang Prabang. Mais aujourd’hui, la nature n’est plus ce qu’elle était, et les contes et légendes disparaissent peu à peu avec le temps…

Aux pieds de ces montagnes se trouvent Ban Xieng Mène (Xieng Maen) ainsi que la Vallée des Citronniers (Had Mar Nao) qui existait vraiment. Malheureusement, celle-ci a complètement disparu après la montée des eaux due à la construction d’un barrage.

Le fleuve dont on parle dans le conte est le Mékong (Nam Khong).

Il existe de nombreuses versions de cette légende, mais celle que nous vous présentons est racontée par notre grand-père et arrière-grand-père maternel Tiao Khammanh VONGKOT RATTANA.

Lexique

Thévada = Dieu, Déesse, Divinité

Had Mar Nao = Vallée des Citronniers

Phou Thao = Montagne du Jeune Homme

Phou Nang = Montagne de la Jeune Femme

Ban = Village

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